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Quand les gangs recrutent des enfants : la dérive explosive de la violence criminelle en Suède

  • Stéphane Chatton
  • il y a 7 jours
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 6 heures

Illustration CEFId
Meurtre d’un homme de 25 ans à Rinkeby par un jeune de 17ans - Crédit_Polisens förundersökning

Mineurs, grenades et criminalité urbaine : comprendre un phénomène qui dépasse la simple délinquance


Introduction – Un fait divers qui n’en est pas un


En décembre 2025, les autorités suédoises interpellent une adolescente de 17 ans en possession de grenades à main, destinées à être lancées contre des immeubles résidentiels. L’enquête révèle un élément particulièrement préoccupant : la jeune fille aurait été recrutée par une autre mineure, âgée de 14 ans, agissant comme intermédiaire pour le compte d’un réseau criminel structuré.

Ce qui pourrait être perçu comme un fait divers spectaculaire s’inscrit en réalité dans une évolution profonde de la criminalité urbaine en Europe du Nord. Depuis plusieurs années, les forces de l’ordre observent une tendance lourde : l’utilisation croissante de mineurs comme exécutants d’actes de violence extrême, impliquant des armes de guerre, des explosifs et des modes opératoires visant avant tout à instaurer la peur.


De la délinquance à la criminalité hybride


Contrairement à certaines représentations encore répandues, la Suède ne fait pas face à une simple montée de la délinquance juvénile. Les faits observés ces dernières années témoignent d’une mutation qualitative de la violence criminelle.

Les enquêtes policières et les rapports judiciaires font apparaître :

  • l’usage récurrent d’armes automatiques et semi-automatiques,

  • une prolifération d’engins explosifs, notamment de grenades militaires,

  • des attaques visant des immeubles habités, souvent de nuit,

  • une logique d’intimidation collective dépassant largement la cible initiale du conflit.


Ces pratiques ne relèvent plus de la criminalité opportuniste ou désorganisée. Elles s’inscrivent dans une stratégie de violence destinée à terroriser, avec des objectifs clairement identifiés : marquer un territoire, intimider des groupes rivaux et envoyer un message explicite à la population comme aux institutions.

On peut ainsi parler de la criminalité hybride, entendue comme l’usage méthodique de la peur et de la violence spectaculaire à des fins de domination criminelle, sans revendication idéologique.


Une violence qui n’est pas totalement nouvelle : le précédent des guerres de bikers nordiques


Pour comprendre pleinement la situation actuelle, il est nécessaire de rappeler que l’usage de la violence armée organisée n’est pas totalement inédit dans les pays nordiques. Dès les années 1990, la Scandinavie a été le théâtre d’affrontements d’une intensité rare en Europe occidentale, opposant principalement les clubs de motards hors-la-loi, notamment les Hells Angels et les Bandidos.


La « Great Nordic Biker War » (1994–1997), qui a touché le Danemark, la Suède, la Norvège et la Finlande, constitue un précédent majeur. Ces conflits ont vu l’emploi :

  • d’armes automatiques,

  • de grenades,

  • de lance-roquettes antichars,

  • d’attentats ciblés contre des lieux occupés.

À Copenhague, Oslo ou Malmö, des attaques à l’explosif ont visé des clubs, des domiciles privés et parfois des zones urbaines habitées, entraînant morts, blessés et un fort sentiment d’insécurité parmi les populations civiles.


Ces groupes avaient déjà intégré une logique essentielle : la peur est un multiplicateur de puissance criminelle.


Continuités et ruptures avec la situation actuelle


Si certaines continuités sont évidentes, les différences entre les guerres de bikers et les dynamiques actuelles sont tout aussi significatives.

Les clubs de motards reposaient sur des structures hiérarchisées, visibles et relativement stables, composées d’adultes identifiés par les services de police. La violence était majoritairement assumée par leurs membres et dirigée contre des groupes rivaux clairement désignés.


À l’inverse, les gangs actuels fonctionnent selon des logiques de réseaux fragmentés, souvent transnationaux, beaucoup plus difficiles à cartographier. La violence est désormais externalisée, confiée à des exécutants mineurs, interchangeables, agissant sur instruction à distance.


Là où les bikers cherchaient principalement à dominer leurs concurrents directs, les attaques contemporaines touchent des immeubles habités et des quartiers entiers, installant une peur diffuse et durable au sein de la population.

 

Une exploitation stratégique des mineurs par les réseaux criminels suédois


L’implication croissante de mineurs dans les violences criminelles observées en Suède ne relève pas d’un phénomène marginal. Les travaux de recherche et les rapports policiers montrent que de nombreux jeunes sont progressivement intégrés dans des dynamiques criminelles locales, souvent à partir de leur environnement immédiat : quartier de résidence, relations de proximité et exposition à des modèles criminels visibles.


Une logique juridique qui avantage les réseaux


Sur le plan légal, le système suédois pose une contrainte majeure pour la répression de la violence commise par des mineurs : les moins de 15 ans ne sont pas pénalement responsables, et même pour les 15–17 ans, les sanctions restent généralement allégées par rapport à celles applicables aux adultes. Cette architecture pénale a été identifiée par les autorités comme un facteur qui facilite l’exploitation des enfants par les gangs, au point que le gouvernement envisage de modifier l’âge de la responsabilité pénale (actuellement fixé à 15 ans) pour les crimes les plus graves afin de mieux contrer cette tendance. 

Ces considérations juridiques donnent aux réseaux criminels un avantage opérationnel évident : en confiant des missions particulièrement risquées à des mineurs — ce qui inclut des actes violents ou l’usage d’explosifs —, ils transfèrent volontairement le risque judiciaire vers des « exécutants jetables » qui, si arrêtés, encourent des peines très limitées.


Un recrutement ciblé sur les vulnérabilités humaines


Les analyses criminologiques montrent que les réseaux ciblent précisément des groupes d’adolescents fragilisés. Selon des études sur la criminalité juvénile en Suède, le taux d’implication des jeunes dans des gangs est parmi les plus élevés d’Europe du Nord, avec environ 11 % des jeunes déclarant une implication dans des bandes de rue à Stockholm, un chiffre nettement supérieur à celui des autres pays nordiques. 


Dans le même temps, les statistiques officielles révèlent une hausse spectaculaire de mineurs suspectés d’actes graves :

· au premier semestre 2024, 93 mineurs de moins de 15 ans ont été soupçonnés de meurtre ou de complicité de meurtre, soit trois fois plus qu’à la même période l’année précédente

· sur la période récente, le nombre de suspects âgés de 15 à 20 ans impliqués dans des homicides ou des violences graves a augmenté de près de 400 % par rapport à 2014, parmi lesquels une part croissante est constituée de mineurs. 


Cette augmentation rapide n’est pas fortuite : les recruteurs exploitent activement des leviers psychologiques puissants chez les jeunes — sentiment d’appartenance, quête d’identité, promesse d’argent rapide ou de protection — en utilisant notamment les réseaux sociaux et les plateformes de communication chiffrée comme vecteurs de contact et de radicalisation criminelle. 


Une chaîne de violence dépersonnalisée et résiliante


Contrairement aux organisations criminelles fortement hiérarchisées, de nombreux gangs urbains suédois fonctionnent selon des structures souples, fragmentées et parfois instables. Les décisions de recours à la violence peuvent être prises rapidement, sous l’effet de normes internes valorisant l’usage de la force, la loyauté au groupe et la recherche de statut.

Les technologies numériques (Telegram) et les réseaux sociaux jouent un rôle d’accélérateur, facilitant la circulation d’informations, la coordination ponctuelle et la mobilisation rapide d’individus, tout en compliquant l’identification de responsabilités claires.


Ce mode opératoire a plusieurs avantages pour les réseaux :

·  il leur permet de contourner les peines lourdes pour adultes,

·  il exploite les mécanismes de responsabilité limitée du système pénal,

·  il rend les liaisons hiérarchiques opaques, compliquant les enquêtes,

·  il utilise des canaux numériques hors de portée des contrôles traditionnels.

 

L’implication croissante de jeunes filles : une évolution discrète mais stratégique


Illustration CEFId
Trois adolescentes suédoises, âgés de 14 à 17 ans, auraient lancé des grenades à main contre des immeubles résidentiels pour l’équivalent de 4 300 €

Le cas de jeunes filles impliquées dans des attaques à la grenade constitue une évolution particulièrement significative des dynamiques criminelles observées en Europe du Nord. Longtemps associée quasi exclusivement à des profils masculins, la violence extrême tend aujourd’hui à se désenclaver du genre, traduisant une adaptation pragmatique des réseaux criminels aux contraintes sécuritaires et judiciaires contemporaines.

Cette évolution ne relève ni du hasard ni d’un changement sociologique spontané. Elle est le résultat d’une rationalisation du recrutement par des organisations criminelles engagées dans des logiques de performance opérationnelle. Les réseaux élargissent désormais leur vivier de recrutement, intégrant des jeunes filles dans des rôles jusqu’alors réservés à des garçons : transport d’armes, relais logistiques, intermédiaires, voire exécutantes directes d’actes violents.

 

Sur le plan opérationnel, les profils féminins présentent plusieurs avantages pour les réseaux. Ils sont, dans certains contextes, moins immédiatement perçus comme menaçants par l’environnement social et peuvent attirer moins l’attention des forces de l’ordre, notamment lors de contrôles, de déplacements ou de surveillances de routine. Cette moindre suspicion initiale constitue un facteur de contournement des dispositifs de détection, sans pour autant signifier une absence de risque ou de dangerosité.


Cette féminisation partielle de la violence criminelle contribue ainsi à complexifier considérablement les mécanismes de prévention et d’anticipation. Les grilles de lecture traditionnelles, souvent fondées sur des profils-types masculins, deviennent moins opérantes. Elle impose une remise en question des schémas de détection, une adaptation des indicateurs comportementaux et une approche plus fine des signaux faibles, indépendamment du genre.

Les faits observés en Suède relèvent ainsi d’une forme de criminalité hybride, combinant des objectifs criminels classiques (trafics, domination territoriale) avec des modes opératoires fondés sur l’intimidation, l’usage d’armes de guerre et une violence à fort impact psychologique.

 

Cette criminalité ne poursuit pas de finalité idéologique, mais produit néanmoins des effets comparables à ceux de stratégies terrorisantes sur les populations locales et les institutions, contribuant à ce que les autorités suédoises qualifient d’« undermining »*: une atteinte progressive au tissu social et à l’autorité de l’État.


*Rapport Exploration of organised crime and ‘undermining’ in Sweden par les Prof. Dr. Pieter Tops (Police Academy, Tilburg University) Dr. Ronald van der Wal (Police Academy)


L’armement de guerre et l’explosif : l’importation d’un modèle criminel dans les pays nordiques


L’un des aspects les plus préoccupants de la situation actuelle réside dans l’usage massif d’armes de guerre en milieu urbain.

Illustration CEFId
M52-P3 (M52П3)

Les investigations menées par les autorités nationales et européennes montrent que :

  • de nombreuses grenades proviennent de stocks militaires détournés, notamment dans  l'ex-Yougoslavie,

  • leur circulation est assurée par des filières criminelles transnationales,

  • ces armes sont devenues des outils courants de pression et d’intimidation.


L’explosif présente un avantage opérationnel clair : il permet de frapper sans confrontation directe et de produire un impact psychologique disproportionné. Dans bien des cas, l’objectif n’est pas de tuer, mais de terroriser durablement.

Ce phénomène, ancien en Amérique latine et central (mais pas seulement, d’autres pays dans le monde sont touchés), apparaît désormais de manière structurelle en Europe du Nord.


Enseignements stratégiques pour la sécurité et la formation


Pour les professionnels de la sécurité, de la formation et de la prévention, plusieurs enseignements s’imposent :

  • la violence criminelle tend à s’hybrider avec des méthodes quasi insurrectionnelles,

  • la frontière entre criminalité organisée et menace sécuritaire majeure devient floue,

  • la compréhension des dynamiques, des signaux faibles et des mécanismes décisionnels sous stress devient essentielle.

Former uniquement à la technique ne suffit plus. Il est désormais indispensable de former à la compréhension globale de la menace.


Conclusion – Un avertissement pour l’Europe


La Suède agit aujourd’hui comme un laboratoire avancé de ce que peuvent devenir certaines formes de criminalité urbaine dans le reste de l’Europe : décentralisées, ultra-violentes et exploitant la jeunesse comme ressource opérationnelle.

Ce phénomène ne doit ni être banalisé ni idéologisé, mais compris, analysé et anticipé. C’est précisément à ce niveau que la formation, la recherche et la réflexion stratégique ont un rôle majeur à jouer.


Chronologie synthétique – Violences criminelles armées en Europe du Nord (1990–2025)

 

Années 1990

• Montée en puissance des clubs de motards hors-la-loi (Hells Angels, Bandidos)

• Début des affrontements armés en Scandinavie

1994–1997

Great Nordic Biker War

• Usage de grenades, armes automatiques et lance-roquettes en zones urbaines

Années 2000

• Reflux relatif des violences bikers sous pression policière

• Structuration progressive de nouveaux réseaux criminels urbains

Années 2010

• Montée des gangs issus de quartiers urbains

• Apparition plus fréquente des fusillades et des explosifs

2018–2023

• Explosion du nombre d’attaques à la grenade en Suède

• Internationalisation des filières d’armes

2024–2025

• Recrutement massif de mineurs

Normalisation de l’emploi d’armes de guerre à caractère explosif comme outil criminel

 

Références bibliographiques et sources

  • Mothership.sg3 Swedish teens, aged 14–17, allegedly threw hand grenades at residential houses (2025)

  • Al JazeeraHow criminal networks in Sweden are recruiting children to kill (2025)

  • RFI – Reportage internationalSuède : face au phénomène d’enfants embrigadés dans des gangs

  • Courrier InternationalLa prolifération inquiétante des grenades dans la guerre des gangs en Suède

  • Le Monde (édition internationale) – Articles sur la montée des violences armées et l’implication de mineurs en Suède

  • Europol / rapports européens sur la criminalité organisée et les explosifs


Stéphane Chatton

Président de CEFId

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